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1170Observons qu’il est d’abord remarquable que Time, un média complètement dans le Système, d’une influence et d’une puissance remarquable, ait fait appel à Winslow Wheeler, réformiste radical, critique extrémiste du Pentagone pas loin d’être antiSystème que nous citons régulièrement, pour commenter les séances d’audition de confirmation de la nomination de Chuck Hagel comme secrétaire à la défense. (Le 1er février 2013.) C’est un signe de temps… Des temps où, désormais, pour continuer à avoir des lecteurs, on est parfois obligé de se passer du journaleux standard-Système pour engager une plume un peu plus attrayante par sa capacité à émettre des jugements qui ne soient pas extraits des derniers chapitres de Bouvard et Pécuchet que Flaubert n’eut pas le temps d’écrire.
Et le fait est que Wheeler est tellement déprimé qu’on le sent au bord de la nausée décisive, c’est-à-dire du vomissement sans frein. Dur métier que celui de commentateur… Sa description des auditions de confirmation de la nomination d’Hagel montrent en effet ce spectacle absolument désespérant du principal intéressé, dont on connaît l’honorabilité par rapport au reste du panier, réduit à s’abaisser au niveau de médiocrité et de confusion de ses questionneurs-tourmenteurs pour tenter d’espérer franchir cette absurde course de haies qui lui ouvrirait la route de la direction du Pentagone.
«Watching the Senate Armed Services Committee interact Thursday with former Republican Senator Chuck Hagel—President Obama’s candidate to be secretary of defense—was a profoundly depressing experience.
»Hagel’s performance in his “confirmation” hearing was remarkable; he spent the day eating his own words under pressure mostly from Republicans—so much so that it is hard to understand what views he might actually hold. Unlike most effective politicians who are always clever at saying nothing or changing positions, he was so inarticulate at doing so that it is also hard to understand how he ever could have been elected twice to the Senate from Nebraska.
»As fumbling and apologetic as Hagel’s answers were to the members of the Senate Armed Services Committee, even my low expectations for the performance of the senators on that committee went unmet. Several Democrats seem mostly interested in protecting themselves from being seen as too cozy with Hagel because of his previous statements about Israel, its issues and its lobby (eg. Sen. Kirsten Gillibrand, D-N.Y.), and others seemed mostly concerned about pork (eg. Sen. Richard Blumenthal, D-Conn.). Only moderate Joe Manchin (D-W.V.) seemed to be more worried about Hagel’s declining fate on the committee than feathering his own political nest…»
Wheeler, déprimé comme il avoue être en arrive à ne plus avoir beaucoup d’espoir que Hagel (dont les auditions vont se poursuivre cette semaine) soit confirmé dans sa fonction de nouveau secrétaire à la défense, alors que cette confirmation semblait ne plus devoir poser de problème (voir le 5 janvier 2013)… «The Hagel nomination to be secretary of defense is surely now in trouble. The Republicans had their way with him so easily that they surely will widen the offensive—and its offensiveness—to make it a major partisan food fight. The White House has already put out a statement defending Hagel with a defensiveness that clearly denotes its concern, and it must now know it has a problem. Hagel’s blood is in the water—poured there by himself—and now the Republicans are sure to pour in all the bile and poison their fund raising machines can come up with, which is a lot.»
• Pour avoir un aperçu du type de question à laquelle Hagel doit faire face, on peut notamment consulter l’article de George Zornick, de The Nation, du 31 janvier 2013 («Ten Ridiculous Questions From Chuck Hagel’s Confirmation Hearing»). Zornick commence par donner son appréciation de cette audition, comme l’une des circonstances “les plus embarrassantes” pour le Congrès US, pour sa pauvreté intellectuelle, son ridicule, son hypocrisie sans la moindre peine de dissimuler… « Chuck Hagel appeared before his former colleagues on the Senate Armed Services Committee on Thursday, seeking their approval for his nomination to serve as secretary of defense. What followed was one of the most absurd, embarrassing hearings in recent Washington memory.»
• Si Wheeler a finalement tort, et si Hagel est tout de même confirmé, l’épisode du Congrès n’aura fait qu’exacerber les tensions, entre les plus notables et volubiles parmi les représentants de la politique-Système, et notamment le duo maître du collectif d’abrutissement du Sénat, (Lindsay) Graham-(John) McCain. Même si Hagel est un homme du Système et parce qu’il est un homme du Système qui conserve un caractère, il évoluera dans un sens d’affrontement avec le Sénat, par les traits de sa psychologie qui sont ceux de l’indépendance d’esprit, qui devraient en sortir exacerbés s’il triomphe de cette épreuve ; cela laissant à penser que le séjour de Hagel à la tête du Pentagone, s’il a bien lieu, sera un épisode à la fois furieux et tragique, dont nul ne sait ce qu’il en sortira… Ce trait fondamental de la psychologie de Hagel est résumé par John Nichols, de The Nation, le 31 janvier 2013, répondant à la question qu’il pose dans son titre (“Pourquoi les neocons et le complexe militaro-industriel haïssent tant Hagel”) : «But there is nothing drab or predictable about Hagel. There’s a reason neocons and military contractors are so determined to block his confirmation. Hagel’s shown an independent streak that is not just rare in Washington; it explains why leaders of both parties are so frequently unsettled by the former senator, and why it is really quite remarkable that Obama has nominated this Vietnam veteran to serve as the first-ever “enlisted man” secretary of defense…»
… Quoi qu’il en soit, confirmation ou pas de Hagel, esprit indépendant exacerbé ou pas de Hagel dans ses fonctions s’il est confirmé, ce que nous voyons se faire au pompeux Sénat des États-Unis est un Moment exemplaire du processus-Système d’abaissement des êtres. Laissons de côté le “collectif d’abrutissement du Sénat” type Graham-McCain puisque, de lui, il n’y a rien à attendre que ce qu’il vomit sans discontinuer, littéralement robotisé. L’essentiel est bien ce processus d’abaissement de Hagel, si bien décrit par Wheeler, – Hagel, le brillant Hagel, en général si clair et si tranchant, “mangeant ses mots sous la pression [de ses tourmenteurs] au point qu’il devenait difficile de comprendre quelles étaient ses positions… si inintelligible qu’on avait du mal à comprendre comment il avait pu être élu à deux reprises sénateur du Nebraska”.
Qui peut en vouloir à Hagel d’ainsi déchoir au moins momentanément, après avoir lu une déclaration liminaire où il dissimule soigneusement sa pensée véritable ? Qui peut le condamner s’il prend en compte le réalisme selon lequel la fin justifie les moyens ? Il s’agit d’un lynchage verbal, ou, plus largement dit car il y avait bien plus que les paroles, il y avait le contexte, les images, les narrative, la terrorisation du conformisme, les airs entendus et les multiples lâchetés des auditeurs et des silencieux, – il s’agit d’un lynchage de communication. On le croirait plus efficace, plus dégradant, plus attentatoire à ce qui pourrait figurer sous le terme de “dignité humaine” que ces mêmes pratiques faites à coups de pierre plutôt qu’à coups de mots de communication que nous reprochons vertueusement aux barbares divers, ceux-là que nous pourchassons de nos furieux anathèmes humanitaires et tolérants. Ce “Moment exemplaire” est donc un Moment-Système montrant l’extraordinaire capacité de nivellement du Système, sa surpuissance formidable pour abaisser, pour faire descendre jusqu’au plus bas qu’on puisse imaginer, tous les êtres qu’il prend dans ses rets. C’est un moment de notre civilisation lorsqu’elle est devenue, elle aussi plongée dans la machine niveleuse, une totale contre-civilisation, et découvrant ce qu’elle a de pire en elle, – ce “barbare intérieur”, selon le mot de Jean-François Mattei, qui semble bien être le caractère essentiel du sapiens-Système accouché par la modernité.
Mis en ligne le 4 février 2013 à 07H34